C’est le plus extraordinaire dossier qu’un avocat-écrivain ait pu se voir confier, une affaire qui continue de faire sensation, tant elle est à la fois politique et humaine : six mille pages de Céline, un des noms les plus importants – et controversés – de la littérature surgissant de l’Histoire.
Cette découverte – 1,76 mètre de feuillets laissés à Paris par l’écrivain, en juin 1944, alors qu’il s’enfuyait, en compagnie de son épouse Lucette, pour rejoindre en Allemagne le maréchal Pétain et un millier d’autres collaborateurs – a bouleversé chercheurs en littérature et en histoire, journalistes politiques et culturels, comme les simples lecteurs dès qu’elle a été rendue publique, début août 2021, un peu plus d’un an après que ces manuscrits m’eurent été apportés à mon cabinet.
Je suis en effet devenu, en juin 2020, l’avocat du journaliste Jean-Pierre Thibaudat, qui avait conservé ce « trésor » pendant près de quarante ans[1]. Je l’ai donc moi-même détenu ensuite plusieurs mois, lisant avidement, chaque soir, durant de longues semaines, ces milliers de pages qui révolutionnaient l’histoire littéraire.
Je savais que la nouvelle de cette découverte allait susciter d’abord la sidération. Il faut dire que l’annonce en fut plus que tonitruante : le titre « Les inédits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline » s’étale, en août 2021, soixante ans après la mort de l’écrivain, en une du journal LeMonde.Il est illustré par une photographie d’une brassée de pages manuscrites. La place qu’accorde le quotidien à cette affaire permet d’en mesurer l’importance : quatre pleines pages, sous la plume du journaliste Jérôme Dupuis, reporter indépendant spécialiste de l’histoire éditoriale, aidé en cela par une poignée d’informateurs… au premier rang desquels l’auteur de cet ouvrage et son client.
Jérôme Dupuis a développé des liens plus que confraternels avec le toujours journaliste Jean-Pierre Thibaudat. Il a enquêté, fouillé, l’a fait parler, mais ce dernier a tenu bon et n’a pas révélé sa source. Durant des décennies, il avait vécu avec ces manuscrits et promis de ne rien révéler avant la disparition de la veuve de Céline, Lucette Destouches, intervenue fin 2019. Il a, en revanche, longuement évoqué les manuscrits et évoqué ses hypothèses quant à la date de leur composition.
D’emblée, Jérôme Dupuis nous a proposé de publier ce scoop dans Le Monde, quotidien périclitant mais encore dominant dans le paysage de la presse française.
J’ai fait patienter Jérôme Dupuis, d’abord dans l’attente du classement sans suite, qui nous est enfin parvenu au début de l’été 2021. Je quittais la France en juillet et nous pensions l’un et l’autre que le retentissement serait plus grand encore dans une période creuse en informations. C’est peu dire que, en général, l’actualité se met en pause au milieu de l’été, ne consacrant les gros titres qu’aux décès et aux catastrophes climatiques, voire à tel ou tel fait divers. Jérôme trépignait.
Tout s’est accéléré en quelques heures, au milieu d’un semaine bien morne. J’ai suivi en direct l’élaboration et la sortie du «scoop», qui paraît début août. Il commence en «ventre» de une, puis couvre quatre pages très denses. La date n’a pas été choisie par hasard. Jean-Pierre Thibaudat et moi voulions l’exposition maximale. J’ai donné le feu vert afin que l’espace offert par le quotidien avec lequel Jérôme Dupuis a négocié soit le plus important possible.
Le très long papier, en forme de récit, est illustré d’autres images, montrant notamment Céline en 1955 devant sa maison de Meudon, où il vécut après son retour en France en 1951, jusqu’à son décès dix ans plus tard. Des clichés dévoilent d’autres pages manuscrites, certaines tenues par des pinces à linge – photographies transmises par mes soins afin d’appuyer l’authenticité de la découverte. Les pinces à linge, tel était en effet le procédé utilisé par Céline pour sceller une liasse de pages lorsqu’il avait achevé un chapitre. Et cette écriture si caractéristique, c’est celle du génie névrosé.
L’article révèle une partie de l’histoire de ces manuscrits et documents que l’écrivain lui-même, puis son entourage, jusqu’à la quasi-intégralité des spécialistes de Céline, croyaient à jamais perdus et qui ont resurgi dans mon cabinet, à la fin du printemps 2020, après soixante-seize ans de disparition.
Cette publication obéit à une stratégie délibérée, propre à une véritable bataille juridico-médiatique. Ses enjeux sont certes d’abord littéraires: Céline est indéniablement un immense écrivain, sans doute le plus important auteur français du xxesiècle avec Marcel Proust. Ils sont également mémoriels : Céline, que je viens de comparer au génie juif et homosexuel qu’est le père de laRecherche du temps perdu, reste le signataire de trois immondes pamphlets antisémites et racistes, débordants de haine et de violence, qui furent de sinistres best-sellers. Ils n’ont jamais été réédités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’entière révélation de la Shoah, mais ils appartiennent à l’œuvre de Céline et à la vie de celui qui est, pour l’état-civil, Louis-Ferdinand Destouches.
Les enjeux sont encore ceux d’une affaire de patrimoine culturel : à qui doivent revenir les six mille feuillets, qui ne sont pas que pure littérature car ils concernent – et nul ou presque ne le sait encore – les fameux pamphlets? Le «dossier juif» que j’ai tenu dans mes mains, et dont aucun ayant-droit ne fait aujourd’hui mention, doit-il leur revenir et finir dans leur coffre-fort, ou bien être conservé dans une institution publique insoupçonnable, ouverte à tous les spécialistes, chercheurs, historiens?
N’oublions pas non plus l’aspect financier de cette incroyable affaire. Sur le marché des autographes, redynamisé depuis plusieurs années, la valeur de tout papier noirci par Céline est affolante : chaque «petite» lettre au contenu banal se chiffre en centaines d’euros. En 2001, la Bibliothèque nationale de France a acheté, pour un prix record de 12 millions de francs, le manuscrit de Voyage au bout de la nuit.Or nous sommes là en présence de six mille feuillets, dont les manuscrits de quatre romans inédits et celui de Mort à crédit. À combien s’évalue l’ensemble ? Plusieurs dizaines de millions d’euros, assurément. Tout cela n’est pas anodin dans les aventures de cette masse de feuillets qui a traversé miraculeusement les décennies.
Sans oublier les droits d’auteur générés par la publication des inédits. Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ont été imprimés à des millions d’exemplaires, lus dans les lycées (ce fut mon cas en classe de seconde) et traduits dans la plupart des langues étrangères où existe un marché du livre… Ce sont donc, à nouveau, des dizaines de millions d’euros qui sont en jeu, cette fois en royalties.
Tels sont les premiers ingrédients de cette affaire. Ils constituent la base d’un fascinant mélange qui a suscité une multitude de réactions en France comme à l’étranger, déchaînant les passions, mais suscitant aussi, dans un premier temps, une foule de spéculations et d’interrogations.
L’affaire est désormais en partie connue, mais elle mérite d’être complétée, d’autant plus qu’elle va continuer à dominer les classements des meilleures ventes. Elle est d’ailleurs encore en cours, puisqu’une grande partie du « trésor » n’a pas été divulguée et que, désormais, les descendants de la fille de Céline, qui ont récemment resurgi, menacent de poursuivre Gallimard et les deux héritiers officiels.
Avocat, je me suis trouvé aux premières loges pour observer cette aventure, prenant part à la plus grande révélation de l’histoire de la littérature. Versé depuis plus de trente ans dans les intrigues mêlant droit d’auteur, patrimoine, marché de l’art, trésor national, royalties et vieux papiers, je suis devenu, une année durant, le troisième lecteur intime de l’immense œuvre posthume Céline, après lui-même et mon client qui en avait été le récipiendaire quarante ans avant moi.
Quatre ans ont passé, qui nous ont valu, à mon client et moi, d’être poursuivis en justice et interrogés par la police judiciaire. La réapparition de ces manuscrits a fait la une de la presse mondiale, avant de se transformer en best-sellers tirés à des centaines de milliers d’exemplaires.
Depuis juin 2020, bien des choses ont été dites, parfois vraies et souvent fausses, à propos de ce « trésor retrouvé ». Sa genèse, son histoire, les péripéties qu’il nous a values, à Jean-Pierre Thibaudat et à moi-même, rendaient nécessaire de raconter à mon tour ce qui peut être dit et ce qui ne l’a pas encore été. Car il reste de nombreux documents inédits, littéraires ou « politiques », qui ne seront peut-être jamais rendus publics. En notamment un terrifiant « dossier juif ».
Si je m’y autorise, c’est que Jean-Pierre Thibaudat s’en est tenu, dans son très court livre, au rappel des faits, et que Jérôme Dupuis ne souhaite pas écrire cette histoire qui est pourtant un peu la sienne. Quant aux autres témoins, ils resteront muets.
Cette aventure inouïe a profondément ému l’avocat spécialiste en propriété intellectuelle, versé à longueur de journée depuis plus de trente ans dans les affaires d’édition et de patrimoine, mais aussi l’écrivain et le modeste historien que je suis, le bibliophile que je suis devenu, enfant éduqué à la littérature par les bibliothécaires publics d’une banlieue communiste.
Cette « affaire Céline » est une histoire en elle-même, mais aussi une histoire de la littérature et de l’édition, comme une histoire politique et antisémite de la France. C’est donc l’« affaire » de tous. C’est cette histoire inouïe, commencée en juin 1944, au lendemain du débarquement des Alliés, qu’il me fallait raconter.
[1]. Jean-Pierre Thibaudat (Louis-Ferdinand Céline, le trésor retrouvé, Allia, 2022) reprend, en titre de ce court ouvrage, le terme utilisé par Céline au début des années 1950 pour évoquer ses manuscrits disparus. Je le cite souvent dans ce texte et ai pour cela eu recours à une version originelle un peu plus ample que celle éditée par mon client d’abord sur son blog puis en librairie.
Céline en droit et en stratégie
Quand il me contacte, Jean-Pierre Thibaudat vient consulter un homme de lettres, plus que grand amateur de littérature et d’histoire éditoriale, mais aussi et bien entendu l’avocat du milieu germanopratin.
Il s’en remet alors à l’homme de robe et me demande ce qu’il en est juridiquement. Il a d’abord dans l’idée qu’il ne peut rien faire, sauf à tout mettre en ligne sur Internet, sous le couvert de l’anonymat. Mais il se doute bien que ce serait du gâchis.
Se posent notamment à nous des questions relatives à la divulgation de manuscrits inédits et à la publication de versions complétées de romans jusqu’alors amputés.
Émerge également la question de la titularité des droits, entre propriété intellectuelle et propriété du support matériel, dont le sort a été plus que mouvementé. Le coup d’éclat que représente la réapparition des feuillets volés nous amènera même à faire face à une plainte de la part des ayants-droit de l’auteur pour recel de vol (classée sans suite à l’automne 2021) et à justifier à nouveau de l’opportunité de publier des écrits d’une valeur inestimable pour le patrimoine littéraire, malgré l’antisémitisme avéré de leur auteur.
Commençons par rappeler que tous les textes de Céline sont, en France, protégés a minima jusqu’à soixante-dix ans après la mort de leur auteur, soit fin 2031. Quiconque veut publier des écrits de Céline doit donc en passer par une autorisation. C’est Céline lui-même qui, de retour en France après son long séjour contraint au Danemark, a entrepris de confier ses romans et récits à Gaston Gallimard. Celui-ci a par ailleurs racheté des parts de Denoël, l’éditeur d’origine de Céline, tué mystérieusement en décembre 1945.
Après le décès de Céline en 1961, ses ayants-droit ont cédé peu à peu à la maison Gallimard l’exploitation de la quasi-totalité des œuvres non encore reparues, comme des quelques inédits trouvés de-ci de-là, même si de nombreux manuscrits et correspondances ont disparu en 1968 dans l’incendie du pavillon de Meudon.
Toutefois, Céline a, de lui-même – il faut bien dire aussi que son éditeur Denoël n’avait guère envie de persévérer –, exercé un «droit de retrait ou de repentir» sur ses trois pamphlets antisémites.L’article L. 121-4 du Code de la propriété intellectuelle accorde en effet à tout écrivain une prérogative morale véritablement extraordinaire du droit commun, qui lui permet de revenir sur la publication de son œuvre. En dépit de tout engagement contractuel, il peut choisir de reprendre son manuscrit et, si l’œuvre est déjà publiée, d’en arrêter la commercialisation.
Ce droit exorbitant est bien entendu fortement encadré: d’une part, l’auteur est tenu d’indemniser l’éditeur du préjudice subi ; par ailleurs, pour le cas où il reviendrait sur sa décision, il est tenu de proposer à nouveau son œuvre au même éditeur avant tout autre et aux mêmes conditions que précédemment conclues. Le romancier ou essayiste ne peut exercer cette prérogative que pour des raisons purement morales. En aucun cas des motifs pécuniaires ne doivent intervenir. S’il peut ainsi s’appuyer sur des préoccupations morales pour exercer son droit de retrait ou de repentir, il ne peut invoquer une rémunération trop faible.
C’est ainsi que Jacques Chardonne, en 1943, a réussi à «rattraper »Le Ciel de Nieflheim, un texte dont il venait de signer le service de presse, alors que l’occupant commençait à lui sembler moins sûr que prévisible le débarquement des Alliés.
Plus récemment, l’affaire Cioran a opposé au palais de justice de Paris l’exécuteur testamentaire de l’écrivain roumain aux éditions de L’Herne. Ce conflit autour d’un texte haineux de jeunesse, renié plus tard par son auteur – conscient si ce c’est du caractère inacceptable de cette prose, en tout cas de l’image désastreuse qu’il aurait alors traînée dans Paris –, a notamment remis en lumière ce singulier droit de retrait ou de repentir.
En vertu de ce droit, Céline avait donc fait cesser la commercialisation des trois pamphlets antisémites que sont Bagatelles pour un massacre,Les Beaux DrapsetL’École des cadavres.Ces textes sont toutefois réapparus au Québec, où Céline a rejoint le domaine public en 2012 (moins favorable que le droit français) dans un volume intitulé Écrits polémiques, comprenantaussi.À l’agité du bocal, une charge contre Sartre.
En France, ils sont trouvables d’occasion, car leurs tirages furent massifs, comme on peut aussi les dénicher sur les sites Internet les plus nauséabonds. Il y a fort à parier que, en 2032, l’idée viendra à plusieurs éditeurs de s’emparer non seulement des romans de Céline (notamment pour les rééditer en poche au prix le plus bas), mais aussi des pamphlets. Le caractère haineux de ces textes n’entraînera pas nécessairement un procès de la part des organisations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme ou du parquet. J’en veux pour preuve la réédition desDécombres, le volumineux écrit antisémite et collaborationniste que Lucien Rebatet signa en 1942 – lui-aussi chez Denoël –et qui est reparu en 2015 dans un très conséquent ensemble intituléLeDossier Rebatet[1].
Le droit de retrait et de repentir est un attribut du droit moral, ce qui le rend applicable perpétuellement, au-delà de la limité fixée par l’arrivée dans le domaine public. Toutefois, le combat serait rude pour les héritiers de Céline car, en 2019, ils ont envisagé de céder et de tout republier.
Lucette Destouches et son avocat qui faisait office de porte-parole, François Gibault, s’interrogeaient de plus en plus sur la possibilité d’une édition scientifique chez Gallimard, dotée d’un apparat critique inattaquable, préfacée avec dignité et respect de la mémoire de la Shoah, afin de couper court à tout infâme traficotage. L’information a été rendue publique par François Gibault, au détour d’une interview plus générale. La polémique a vite enflé, d’autant plus que, chez Gallimard, les choix des annotateurs et préfaciers – on parlait du critique et homme de lettres Pierre Assouline – n’avaient pas été arrêtés. Le projet a été suspendu sine die. Mais il se dit que l’argent avancé alors par Gallimard a permis de réhausser confortablement les droits d’auteur de Lucette Destouches, lui permettant ainsi de s’offrir les soins à domicile liés à son grand âge. Revers de la médaille pour la succession Céline : elle est devenue débitrice envers son éditeur de toujours. Et de placer les uns pour se rembourser, les autres pour payer leur dette, en position de publier au plus vite tout inédit…
Plongeons-nous encore un instant, avec cette dette en tête, dans les questions juridiques que posaient les manuscrits inédits apportés par Jean-Pierre Thibaudat en juin 2020.
Il y avait là, dans mon bureau, des manuscrits de textes connus, à commencer parMort à crédit et Guignol’s band.Mais je découvrais aussi l’équivalent de quatre grands livres inédits : un texte dénommé Londres (mille feuillets), un autre que Jean-Pierre Thibaudat appelait La Guerre (deux cent quarante feuillets), six cents pages jamais vues ni lues de Casse-pipe et, enfin, La Légende du roi René (ou Volonté du roi Krogold), un roman chevaleresque. Sans oublier des « choses » plus mineures, comme cette nouvelle de jeunesse intitulée La Vieille dégoûtante. Ce texte,que j’ai lu dès l’été 2020 grâce à Jean-Pierre Thibaudat, a été publiée en avril 2023 dans un numéro de la NRF : rien de très bouleversant.
Le roman de chevalerie avait été soumis à Denoël, qui l’avait refusé. L’auteur lui-même, dans sa correspondance, avait évoqué d’autres volumes complétantVoyage au bout de la nuit etMort à crédit. Quelques dizaines de pages deCasse-pipeavaient été publiées en 1948. Mais nul ne pouvait soupçonner, voire concevoir un tel trésor.
On sait que Céline a eu du mal à se faire publier. Son Voyage au bout de la nuit avait été refusé par Gallimard avant de paraître chez Denoël, qui ne lui a versé de doits qu’à partir de quatre mille exemplaires vendus : les six cent trente-deux pages coûtaient cher à imprimer. On comprend, dans ces conditions, que Céline conservant par devers lui ce qui est trop gros, trop « bavard » et saisissant, pour le milieu littéraire.
Le juriste que je suis et que sollicitait Jean-Pierre Thibaudat a d’autres préoccupations. En vertu notamment d’un droit dit de « divulgation », le Code de la propriété intellectuelle précise que l’auteur « détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ». Le droit de divulgation est donc le droit en vertu duquel l’auteur est seul à décider si son œuvre peut être ou non rendue publique.
L’enchevêtrement de textes inédits et de nouvelles variantes, de textes connus et de lettres jamais lues, ajoutaient aux difficultés de l’affaire. Que pouvait-on rendre public ou non, publier et éditer, rendre accessible à la recherche?
La faculté de divulguer est un attribut du droit moral, ce qui lui donne une puissance particulière : quand bien même un écrivain serait lié par un contrat et tenu de livrer un manuscrit, les tribunaux ne peuvent l’y forcer s’il s’y refuse. Les magistrats lui demanderont de verser à l’éditeur une compensation pécuniaire, mais en aucun cas ils ne lui feront obligation de livrer son œuvre.
De même, quiconque entre en possession du support matériel d’une œuvre ne peut la divulguer qu’avec le consentement de l’auteur. C’est ainsi que le propriétaire d’un tableau ou d’un manuscrit peut se voir interdire de le rendre public.
Quant aux « conditions » du « procédé » de divulgation, dont l’auteur reste maître selon la loi, il s’agit tout simplement du droit attribué à l’auteur de librement décider, par exemple, que sa pièce ne sera pas publiée mais seulement jouée, ou bien récitée mais non jouée, etc.
Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Il a ainsi été jugé par la Cour de cassation, le 25 février 1997, que la production d’un manuscrit inédit en justice constituait une divulgation de l’œuvre et donc une violation du droit moral… Et le tribunal de grande instance de Paris a rappelé, le 21 septembre 1994, qu’une autorisation de consultation d’archives inédites ne permet pas au chercheur de divulguer en librairie l’œuvre ainsi découverte.
Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. Le 13février 1981, la cour d’appel de Paris a jugé, à propos de portraits représentant Jean Anouilh, que si le photographe « avait autoriséParis Matchà divulguer les cinq photos en cause dans son magazine, il n’a jamais autorisé TF1 à les divulguer par la voie de la télévision».
Perpétuel comme tous les droits moraux, et franchissant donc la frontière du domaine public, le droit de divulgation est transmissible par voie successorale. Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, « après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir »…
Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain ; et je voyais mal comment nous allions pouvoir passer outre. Alors que Jean-Pierre Thibaudat s’apprêtait publier, en octobre 2022, le témoignage de ses aventures comme une analyse de ce qu’il avait conservé et surtout déchiffré, le service juridique de Gallimard s’est fendu à son encontre d’une lettre de mise en garde pour éviter qu’il ne « divulgue » le contenu des textes alors encore inédits.
De fait, l’exercice post mortem du droit de divulgation a donné lieu à quelques-unes des plus retentissantes affaires juridico-littéraires.
Le Code de la propriété intellectuelle envisage en effet également les « cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé ». La cour d’appel de Paris a ainsi sanctionné, le 24 novembre 1992, la publication des cours de Roland Barthes. Les séminaires de Jacques Lacan ont été examinés par le tribunal de grande instance de Paris, le 11 décembre 1985.
Plus récemment, le 24 octobre 2000, la Cour de cassation a mis un terme à l’affaire Antonin Artaud. Les hauts magistrats ont rejeté les demandes du neveu du créateur visant à interdire aux éditions Gallimard la publication du vingt-sixième tome de ses œuvres complètes. Ils ont estimé que « le droit de divulgation post mortem n’est pas absolu et doit s’exercer au service de l’œuvre, en accord avec la personnalité et la volonté de l’auteur telle que révélée et exprimée de son vivant ; […] en l’espèce, l’édition des œuvres complètes d’Antonin Artaud, voulue par l’auteur et entreprise avec l’assentiment de ses héritiers, s’est poursuivie depuis la mort du poète, conformément à sa volonté de communiquer avec le public et dans le respect de son droit moral, pour la propagation d’une pensée qu’il estimait avoir mission de délivrer».
À son tour, le 24 janvier 2001, la cour d’appel de Toulouse a débouté les ayants-droit d’un écrivain espagnol qui tentaient de s’opposer à la sortie en France d’un roman dont l’auteur avait de son vivant autorisé la traduction.
La Cour de cassation a encore estimé qu’à défaut d’avoir clairement exprimé sa volonté, l’explorateur François Balsan n’avait pas souhaité voir divulguer ses écrits après sa mort.
Aux termes de l’article L. 123-4 du Code de la propriété intellectuelle, « le droit d’exploitation des œuvres posthumes appartient aux ayants-droit de l’auteur si l’œuvre est divulguée au cours de la période [de protection, c’est-à-dire généralement pendant au moins soixante-dix ans à compter de la mort de l’auteur]. Si la divulgation est effectuée à l’expiration de cette période, il appartient aux propriétaires de l’œuvre, par succession ou à d’autres titres, qui effectuent ou font effectuer la publication».
Pour l’écrivain qui n’est pas encore tombé dans le domaine public, seuls ses ayants-droit percevront des redevances ; en revanche, pour ce qui est du manuscrit caché et publié après la période légale de protection, les droits patrimoniaux reviendront au propriétaire matériel de l’inédit. Il s’agit là d’une exception au principe d’indépendance des propriétés incorporelle et matérielle.
Dans ce second cas, « la durée du droit exclusif est de vingt-cinq années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la publication ». Mais l’abus de droit sanctionne ceux qui attendront l’expiration de la période légale de protection pour divulguer leurs trésors et bénéficier de quelque vingt-cinq ans de redevances. De plus, en 1990, la cour d’appel de Paris a estimé que celui qui procède à la publication d’un inédit ne peut exiger la mention de son nom sur chaque reproduction de cet inédit.
Les interrogations se font par ailleurs nombreuses face à la multiplication des différents états (ébauches, brouillons, etc.) d’un même texte, voire de ses copies manuscrites successives ; sans compter que, dans l’avenir, le cas des écrivains qui ne passent pas par une étape manuscrite – créant directement sur leur antique Underwood ou sur leur Mac – entraînera de nouveaux conflits. Un arrêt de la Cour de cassation de 1993, rendu à propos d’un inédit de Jules Verne, a tranché en faveur du propriétaire du manuscrit original et non de celui de la copie.
L’article L.123-4 du Code précise: «Les œuvres posthumes doivent faire l’objet d’une publication séparée, sauf dans le cas où elles ne constituent qu’un fragment d’une œuvre précédemment publiée. Elles ne peuvent être jointes à des œuvres du même auteur précédemment publiées que si les ayants-droit de l’auteur jouissent encore sur celles-ci du droit d’exploitation.» Une telle prohibition trouve son origine dans la peur de voir certains collectionneurs de manuscrits procéder à un amalgame trompeur entre les deux parties et s’arroger des droits sur des œuvres déjà tombées dans le domaine public.
La pratique invite les éditeurs prudents qui souhaitent réunir les inédits à obtenir l’accord aussi bien du propriétaire du manuscrit que des ayants-droit de l’auteur. Car, en tout état de cause, ceux-ci conservent un droit moral sur l’ensemble de l’œuvre, droit qui ne connaît pas le domaine public, puisqu’il est transmissible perpétuellement.
Enfin, c’est ce même droit de divulgation qui empêche également la simple citation, sans autorisation expresse, de textes inédits.
Nous étions donc confrontés, au-delà de la découverte exceptionnelle, à un défi juridico-littéraire.
[1]. Le Dossier Rebatet. Les Décombres. L’Inédit de Clairvaux, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon et Pascal Ory, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015.
Emmanuel PIERRAT
Cabinet Pierrat
Avocat Associé
Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle
Agent d’artistes et d’auteurs
Ancien Membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris
Ancien Membre du Conseil National des Barreaux
Ancien Conservateur du Musée du Barreau de Paris
Écrivain, conférencier et formateur
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