Seigneur du cinéma, Alain Delon est parti, loin (et las) des discordes de tout ordre, dont celles de sa famille.
En tant qu’avocat et chroniqueur (ainsi que modeste cinéphile), j’ai souvent écrit sur ses « démêlés » judiciaires liés à sa carrière. Je passerai donc outre, notamment sur les péripéties de l’affaire Marcovic.
Malgré l’aspect forcément très médiatique de ses affaires de cœur, en particulier avec les comédiennes Romy Schneider ou Mireille Darc (ainsi que les entretiens aux tours desquels il avait évoqué celles-ci et également le destin de ses trois enfants…), l’acteur avait par ailleurs souvent veillé avec attention sur sa vie privée.
Il avait ainsi défrayé la chronique judiciaro-littéraire de l’été 1997, en réussissant à obtenir, un 5 août, l’interdiction en référé de la sortie, chez Grasset, de sa biographie signée par Bernard Violet.
Alain Delon ne disposait alors que d’un document de travail, une sorte de long synopsis, communiqué par une éditrice (Laure Adler, plus connue comme journaliste et auteure), à qui la demande avait été formulée par l’avocat d’Alain Delon.
L’article 9 du code civil étant, à dessein, lacunaire, il faut se référer en majorité à la jurisprudence et à la doctrine pour comprendre ce que recoupe le concept juridique de « vie privée ».
La vie privée recouvre, dans son acception jurisprudentielle française, l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse,…), l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), la santé, la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), la maternité ou encore les souvenirs personnels, les convictions et pratiques religieuses.
En réalité, cette notion de vie privée est laissée à l’appréciation du juge et varie grandement selon les sujets examinés.
Un « exploit » comme cette interdiction en amont de la sortie publique reste très rare.
Le Tribunal de grande instance de Paris est donc revenu, le 18 novembre 1998, sur cette décision. Contredisant le juge des référés, les magistrats du fond ont estimé qu’Alain Delon ne « disposait pas d’un pouvoir de contrôle préalable des publications ».
C’est à ce retour à un système de censure a priori que la justice tente en effet d’échapper, en repoussant les demandes de communication des manuscrits.
Mais Alain Delon n’en avait pas démordu. Ainsi, un hebdomadaire avait été entretemps condamné pour avoir reproduit in extenso l’ordonnance de référé ayant interdit « par avance » la publication de la biographie non autorisée d’Alain Delon. Il faut dire que ladite ordonnance reprenait par le menu tous les détails les plus « croustillants » du projet de livre relatifs à la vie de l’acteur. Les décisions de justice sont « libres de droit », mais, malgré tout, pas à n’importe quel prix…
A l’inverse, les prises de position du « samouraï » lui avaient valu d’autres soucis. Le choix d’Alain Delon pour interpréter à la télévision un héros d’extrême gauche imaginé originellement par le romancier Jean-Claude Izzo avait suscité un débat très vif entre les initiés. Il s’agissait en effet de la mini-série Fabio Montale, une intrigue policière diffusée par TF1 en 2002 et inspirée par la trilogie marseillaise, parue en librairie sept ans auparavant.
Cette polémique représentait une nouvelle et « parfaite » illustration du conflit plus que classique qui a toujours opposé le droit moral des écrivains à l’essence même de l’adaptation…
Les atteintes au respect de l’œuvre surgissent à l’occasion d’adaptations d’une œuvre, par exemple d’un roman pour le cinéma. Là encore, l’esprit de l’œuvre d’origine doit être respecté par l’adaptateur. Il faut trouver un juste milieu entre la nécessaire déformation de l’œuvre due à son adaptation et son respect prévu par la loi. En l’absence de dispositions contractuelles précises (sujettes elles-mêmes à de nombreuses limitations[1]), c’est au juge que reviendra, en cas de conflit, le pouvoir d’estimer si le respect de l’œuvre a été ou non atteint.
Pour pallier toute atteinte au respect de leur œuvre, certains écrivains n’hésitent pas à exiger une clause de respect parfois très détaillée dans le contrat d’adaptation.
Enfin, Le Figaro, entre autres, m’avait demandé, en 2019, ce qu’il fallait penser de ceux qui s’opposaient à ce qu’on lui décerne une palme d’or d’honneur, amplement méritée.
Alain Delon s’est finalement vu remettre cet honneur pour l’ensemble de sa carrière cinématographique.
Une pétition en ligne, lancée aux États-Unis, était venue ternir la fête. Elle appelait le festival à ne pas célébrer le célèbre acteur désigné comme « raciste, homophobe et misogyne » (« This Racist, Homophobic and Misogynistic Actor Will Be Honored at Cannes » était-elle titrée en affichant une photographie représentant la star).
L’actrice Salma Hayek avait fait savoir qu’elle boycotterait la cérémonie, tandis que l’écrivain Bret Easton Ellis fustige les dérives d’une certaine gauche américaine.
De fait, la pétition visant Alain Delon était inacceptable. La difficulté serait encore plus grave si l’on voulait censurer une œuvre, mais le fait de s’opposer à une décoration au motif que l’interprète d’une œuvre serait moralement indigne restait consternant dans un état de droit.
Le cinéma est pourtant le milieu par excellence dans lequel on doit pouvoir séparer le réel de l’imaginaire, la personnalité de l’acteur et son talent à l’écran. Prisonnier de ces nouvelles censures, le cinéma ne sait tout simplement plus rêver : être acteur, n’est-ce pas pourtant devenir autre chose que sa propre vie ?
Un autre exemple témoigne de cette pente dangereuse. Le cinéaste Jean-Claude Brisseau est décédé le 11 mai 2019, juste avant l’ouverture du festival de Cannes : or, dans nombre de nécrologies qui lui ont été consacrées, a surtout figuré le rappel des affaires de mœurs qu’il a commises.
De même, les films de Roman Polanski – quel que soit leur propos -, ne sont plus aisément programmables. La rétrospective que lui a consacré la Cinémathèque française – dont j’étais à cette occasion, le conseil – s’est déroulée sous les huées de manifestants violents.
La sortie de son affaire Dreyfus a été tumultueuse.
L’acteur Kevin Spacey a été éradiqué de la série House of Cards comme de All the money of the world, le film de Ridley Scott qu’il avait déjà tourné et au sein duquel il a été remplacé a posteriori, comme dans une production stalinienne… les dégâts sont immenses, car les accusations de viol qui le visaient en été balayées en justice, mais bien trop tard.
Woody Allen a vu les appels au boycott se multiplier : ses films sont stigmatisés et les plus grands éditeurs américains ont, au printemps 2019, retoqué les mémoires qu’il comptait écrire.
Soyons en effet encore plus clairs pour conclure : si l’homme de loi que je suis se fiche au point de vue artistique de savoir si Alain Delon était raciste, homophobe ou sexiste, cela ne veut pas dire que le citoyen vigilant en moi demeure indifférent ! Mais il ne faut pas confondre cette curiosité ou cette réprobation avec l’appréciation cinéphilique. Peu importe que tel acteur nous inspire de l’admiration et tel autre du dégoût : cela ne doit pas entrer en compte dans notre capacité à regarder œuvre ou carrière.
Sauf à vouloir vider aussi nos bibliothèques en en retirant illico les romans du collabo Céline, de toutes les fictions (pour enfants et adultes) du pédophile Lewis Carroll, des poèmes de l’assassin François Villon, des récits du voleur Malraux ou de la prose du voleur Jean Genet.
Retrouvez l’éditorial précédent à l’adresse suivante : https://www.cabinetpierrat.com/2024/07/31/editorial-aout-2024-malraux-en-justiciable-par-emmanuel-pierrat/